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Une recension et une interview

...à propos du Profit déchiffré, publiées par Jean-Guillaume Lanuque sur le site Dissidences. Au cours de l'interview, l'humanité, haletante, apprendra enfin de quoi traitera mon prochain livre (dont je n'ai pas commencé à écrire une traître ligne, mais bon, j'ai trouvé le sujet, le plus dur est fait).

Recension du Profit déchiffré

Christophe Darmangeat, que nous avions jusqu’à présent chroniqué pour ses deux passionnants ouvrages sur le stade préhistorique de l’humanité et son interprétation en termes marxistes (Le Communisme primitif n’est plus ce qu’il était… et Conversation sur la naissance des inégalités), enseigne l’économie à l’Université Paris Diderot ; il est également membre de Lutte ouvrière. Le Profit déchiffré, son nouveau livre, aborde un domaine ayant souvent une réputation de grande complexité, celui de l’économie marxiste.
Le premier des trois essais est également le plus long et le plus intéressant. Il est consacré au mystère du profit, ou pourquoi une marchandise réussit à valoir plus que la valeur des éléments qui ont concouru à son élaboration. Débutant par des rappels bien utiles, sur le capital fixe et circulant, sur le salaire direct ou socialisé (à ce sujet, Christophe Darmangeat rejette la distinction illusoire entre cotisations patronales et salariales), il part du postulat selon lequel le profit, sous toutes ses formes, n’est que l’autre nom du revenu de la propriété. Les calculs qu’il propose tendent à évaluer la répartition de la valeur ajoutée, en France, à 75% pour les salaires et 25% pour le profit. Après avoir dissipé l’idée selon laquelle le profit serait la rémunération justifié du risque pris (les actionnaires ne pouvant être touchés que sur les capitaux investis, et pas sur leur fortune propre, sans oublier la prise en charge par l’État d’un certain nombre de pertes), Christophe Darmangeat retrace l’historique de la théorie de la valeur travail. Sont ainsi abordés Adam Smith, David Ricardo et Marx, ce dernier ayant pris appui sur les apports successifs de ses deux prédécesseurs afin de découvrir que le salaire ne rémunère pas un travail défini, mais une force de travail, ce qui permet de cibler la source du profit. La conclusion est clairement engagée, puisque Christophe Darmangeat, écartant l’idée selon laquelle capital et travail contribuent de la même manière à la création de valeur (« À ce compte, n’importe quel supporter avachi dont l’argent contribue à payer le salaire de ses footballeurs préférés est un sportif (…) » p. 78), privilégiée par les économistes néo-classiques, dominants, insiste sur le caractère dispensable du profit dans une société post-capitaliste. Ce premier exposé a le double mérite d’être extrêmement didactique et de réaffirmer les fondements de l’analyse marxiste du capitalisme.
Le second essai est consacré à la distinction entre travail productif et improductif. Là encore, Christophe Darmangeat part des élaborations d’Adam Smith, qui séparait travail producteur de marchandises et travail de service, échangé contre un revenu et constituant donc une perte pour la bourgeoisie. Il souligne ensuite les efforts de Marx afin d’affiner cette distinction. Ce dernier analysait en effet le travail productif en tant qu’il est inséré dans les relations d’échange capitalistes : la marchandise peut alors être immatérielle, et la notion de travailleur collectif créateur de la plus-value permet d’intégrer jusqu’au directeur de l’usine (voire le propriétaire, s’il est en même temps directeur). C’est ce qui permet à Christophe Darmangeat de polémiquer avec d’autres analystes marxistes, Gérard Duménil en particulier, en présentant les employés de la banque et du commerce comme productifs pour leur employeur de par leur rôle dans la circulation du capital, et improductifs pour le système dans son ensemble, car ne produisant pas de plus-value. Ce faisant, il révise légèrement Marx quant au statut du personnel de supervision de l’exploitation, l’incluant aussi dans le processus de production de la plus-value, et écarte les thèses de certaines théoriciennes féministes, telle Christine Delphy, faisant du travail domestique des femmes une tâche productive, alors qu’elle ne serait en réalité ni productive, ni improductive, car gratuite. L’intérêt, selon Christophe Darmangeat, de toute cette réflexion, tient dans ce qu’elle permet comme dévoilement du mécanisme d’exploitation spécifiquement capitaliste, là où les néo-classiques d’aujourd’hui postulent que tout travail est utile et toute rémunération juste. L’annexe de cet essai, consacrée à une déconstruction de l’affirmation de Jean-Marie Harribey selon laquelle les services publics non marchands créeraient de la valeur plutôt que de ponctionner une partie de celle du travail productif, rejoue l’opposition entre réformisme, désireux de défendre les services publics menacés, et révolution (« (…) pour édifier une économie non marchande – c’est-à-dire, pour appeler les choses par leur nom, une économie communiste – il faudra bel et bien opérer sur le secteur marchand un prélèvement massif, sous la forme de la confiscation pure et simple du grand capital et de son appropriation collective par la classe travailleuse. Pour œuvrer à la « démarchandisation » du monde autrement que dans de doux rêves réformistes, penser un tel prélèvement n’est pas un obstacle, mais un préalable incontournable. » p. 162).
Le dernier des trois essais est également, ainsi que l’avait d’ailleurs annoncé Christophe Darmangeat lui-même, le plus ardu et le plus technique. Il est tout entier consacré à la question de la rente, expliquant à l’aide de nombreux exemples les différences entre rente différentielle et rente absolue (l’absence de la première augmentant le surprofit du fermier, là où la seconde tend à augmenter les prix agricoles, pour rester dans ce domaine rural). Là encore, l’auteur simplifie les apports inachevés de Marx sur la question, tout en maintenant intacts les fondamentaux de son analyse du fonctionnement capitaliste. Si a priori, cette question peut sembler secondaire, Christophe Darmangeat montre bien qu’elle est toujours d’actualité, que ce soit dans nombre de pays du Sud pour la question foncière, ou en ce qui concerne les propriétés de mines ou de gisements.
Après un recueil de ce type, précis et documenté, on se dit que l’auteur doit être prêt à fournir un abrégé d’économie marxiste, plus complet et tout aussi vulgarisateur…
Jean-Guillaume LANUQUE

Cinq questions à… Christophe Darmangeat
(entretien numérique, version du 15 août 2016) 

Quelle est l’origine de ce projet éditorial : est-ce une commande de l’éditeur ? Les trois essais datent-ils d’époques différentes ? N’auriez-vous pas envie de systématiser cette démarche, en proposant un abrégé d’économie marxiste aussi didactique ? 
CD : Ce livre n’est pas une commande, mais le fruit d’une démarche personnelle qui s’est faite en deux temps. Les deux derniers essais, sur le travail productif et la rente, m’ont été inspirés par mes activités d’enseignement ; en expliquant les bases de ces questions à des étudiants de première année, je me suis rendu compte qu’elles posaient un certain nombre de difficultés, et j’ai fini par mettre tout cela noir sur blanc. En fait, en écrivant des livres, je crois que j’essaye avant tout de répondre aux questions qui me tracassent… en espérant que ces réponses pourront aussi servir aux autres !
Le premier essai, sur la nature du profit, a été écrit plusieurs mois plus tard. L’idée m’en a été suggérée par un ami, qui a attiré mon attention sur le manque de textes abordant ces questions de manière simple et autrement que par un résumé plus ou moins heureux du Capital. J’ai donc essayé d’écrire quelque chose qui s’adresse au lecteur d’aujourd’hui et qui reste accessible au plus grand nombre tout en abordant le maximum de points parfois difficiles.
En revanche, je ne me vois pas entreprendre un manuel complet d’économie politique marxiste, pour au moins deux raisons. D’abord, parce que sur bien des questions, il me faudrait beaucoup de travail pour rassembler les éléments et les idées nécessaires ; ensuite, parce que sur de nombreux chapitres, je ne suis pas du tout certain d’être en mesure d’apporter quoi que ce soit de nouveau, sur le fond ou sur la forme. J’ai néanmoins dans un coin de la tête le projet d’un « taux de profit déchiffré », où seraient notamment traitées les fameuses (et très difficiles) questions dites de la transformation des valeurs en prix de production ou de la baisse tendancielle du taux de profit.

Parmi la multiplicité d’économistes marxistes et d’écoles plus ou moins définies, comment vous situeriez-vous exactement ? Quels sont pour vous les successeurs de Marx et d’Engels ayant le mieux développé leurs analyses économiques ? 
CD. Sur le plan politique, je n’aurais aucun mal à répondre à votre question : je me réclame du trotskysme, et plus particulièrement du courant représenté en France par Lutte Ouvrière. Sur le plan des idées économiques, je n’ai pas le sentiment de me rattacher à une école particulière, si tant est que de telles écoles existent. Je ne me sens pas forcément capable de juger des différentes contributions à l’économie marxiste – je suis d’ailleurs loin de les connaître toutes, mes recherches s’étant depuis plusieurs années orientées prioritairement vers l’anthropologie sociale. Disons simplement que malgré des points de désaccords parfois profonds, et pour ne parler que d’auteurs contemporains, j’ai appris beaucoup de choses chez Louis Gill, et surtout chez Gérard Duménil et Dominique Lévy.

À la différence de Le Communisme primitif n’est plus ce qu’il était, où vous révisez de manière conséquente les apports d’Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, dans Le Profit déchiffré, vous ne révisez Marx qu’à la marge : comment expliquer cette différence dans leurs apports respectifs en histoire et en économie ? Marx serait-il plus intouchable ou valable qu’Engels ? 
CD. Pas du tout ! Je suis d’ailleurs assez ébahi par ceux qui s’obstinent à trouver des différences d’idées entre les deux. Marx et Engels ont toujours intimement collaboré et n’ont jamais exprimé le moindre désaccord sérieux l’un avec l’autre. Vouloir à tout prix présenter Engels comme quelqu’un qui aurait mal compris Marx me paraît un jeu de pure scolastique et, pour tout dire, un peu ridicule. Sur le point précis que vous évoquez, L’Origine de la famille... a été écrite en quelques semaines par Engels sur la base des notes prises par Marx en raison du fait que celui-ci, qui devait normalement en être l’auteur, venait de décéder.
Si j’ai traité de manière moins critique l’économie de Marx et Engels que leur anthropologie, cela tient uniquement au sujet lui-même : les mécanismes fondamentaux de l’économie capitaliste étaient déjà en place au milieu du XIXe siècle, et Marx les a analysés d’une manière magistrale. Les révisions nécessaires aujourd’hui sont donc relativement mineures (je suis néanmoins prêt à concéder que sur certains thèmes que je n’aborde pas dans le livre, elles ne sont pas négligeables). L’anthropologie sociale, en revanche, était alors, tout comme l’archéologie, une science toute jeune, et les données qu’elle avait commencé à collecter étaient très parcellaires. Celles-ci se prêtaient à des raisonnements qu’on sait aujourd’hui erronés en raison des informations recueillies depuis lors, et qui appellent donc, me semble-t-il, des révisions drastiques.

Quels sont vos projets d’écriture ? Vos livres, Le Communisme primitif… et Conversation sur l’origine des inégalités, connaîtront-ils de nouveaux prolongements ? 
CD. En matière de livres, je pense me lancer prochainement dans un travail sur la guerre dans l’Australie aborigène. C’est un sujet très riche, sur lequel on dispose d’une immense documentation ; et puisque, selon la formule consacrée, la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens, elle représente donc une excellente porte d’entrée pour comprendre les logiques sociales à l’œuvre dans le plus vaste ensemble de sociétés de chasseurs-cueilleurs jamais observé. Et puis, ce sujet aurait le mérite de prendre à contre-pied l’idée trop souvent répandue selon laquelle la violence armée et organisée serait née seulement avec les inégalités économiques, voire les classes sociales.
À des échéances plus lointaines, j’ai quelques autres idées dans un coin de la tête. Outre les essais d’économie que je mentionnais précédemment, j’aimerais beaucoup écrire un jour une classification des modes de production. J’ai également en chantier un essai sur l’évolution, qui met en regard évolution biologique et évolution sociale, et qui essaye de comprendre comment dans le camp jadis dit progressiste, l’idée même de progrès semble devenue aussi haïssable dans un domaine que dans l’autre, avec des conséquences catastrophiques sur le plan politique. J’ai commencé un brouillon il y a déjà quelques temps, mais il est encore très loin d’un résultat satisfaisant. C’est une œuvre de longue haleine, et je ne sais pas moi-même si elle aboutira un jour à un produit fini.
En attendant, je continue d’alimenter régulièrement mon blog et d’écrire des articles destinés à des revues académiques. Ainsi, j’ai récemment soumis un texte qui révise les thèses d’Alain Testart concernant les conditions techniques de la naissance des paiements et des inégalités économiques. Et je travaille actuellement à une critique (assez originale, me semble-t-il) de la théorie qui voit dans l’apparition d’un « surplus » le mécanisme fondamental de l’émergence des inégalités puis des classes.

Nous approchons du centenaire de 1917 : que représente pour vous la révolution russe, qu’a-t-elle encore à nous apporter cent ans après ?
CD. C’est le seul exemple où la classe des travailleurs a arraché le pouvoir à celle des possédants, même si les circonstances ont très vite changé un régime porteur d’un immense espoir en une monstruosité. Beaucoup veulent voir dans le stalinisme et l’actuelle restauration du capitalisme en Russie la preuve de la vanité de l’idéal communiste. Il me semble au contraire que la voie incarnée par la révolution d’Octobre, si étroite soit-elle, est infiniment plus porteuse de perspectives que les impasses réformistes qui se sont succédé depuis, et qui n’ont jamais apporté d’amélioration durable à notre organisation sociale qui est en train de pourrir littéralement sur pied – qu’on pense aux récents événements de Grèce.
Un aspect me semble tout particulièrement important. Nous vivons un monde qui n’a jamais été aussi interdépendant, et où pourtant s’affirment toujours plus les nationalismes et les replis identitaires. Les partis dits de gauche, qui ont choisi depuis longtemps d’emboucher les clairons patriotiques et de se faire les hérauts du souverainisme, portent d’ailleurs une lourde responsabilité dans cette évolution. Or, le pouvoir issu de la Révolution sociale survenue dans l’empire des tsars a été le seul de l’Histoire à brandir le drapeau de l’internationalisme – non comme un appel creux et hypocrite à l’amitié entre les peuples, mais comme un véritable projet politique. C’est ce qui conduisit par exemple, les dirigeants du nouvel État à lui donner un nom – l’URSS – qui ne comportait aucune référence nationale. « L’Internationale sera le genre humain » : cet objectif politique, le seul susceptible de sortir la planète du chaos et de la barbarie, n’a connu un début de réalisation qu’avec la Révolution russe. Un siècle après, il continue plus que jamais, j’en suis convaincu, de représenter l’avenir.

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