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Claude Lévi-Strauss et la division sexuelle du travail

Je reviens dans ce post sur une question que j'avais laissée provisoirement de côté à l'occasion d'une discussion précédente : celle de l'explication par Claude Lévi-Strauss (et par ses disciples) de la division sexuelle du travail. Ma critique, Agnès Fine, écrivait en effet :
En rendant un sexe dépendant de l’autre pour sa propre survie, il rend le mariage obligatoire, ce qui permet d’assurer la continuité de la société. Lévi-Strauss fait d’ailleurs de la division sexuée du travail, de l’interdit de l’inceste et de l’institution d’une forme légale ou reconnue d’union stable les trois piliers de toute société, trois piliers auxquels Françoise Héritier ajoute un quatrième : la « valence différentielle des sexes »
Ne connaissant alors pas le texte de C. Lévi-Strauss auquel ce passage faisait allusion, je suis allé me le procurer (« The family », in H. Shapiro, Man, Culture and Society, Oxford University Press, 1956). Comme son titre l'indique, cet article, rédigé en anglais, porte sur la famille, et la division sexuelle du travail n'est donc abordée que de manière incidente. Celle-ci n'apparaît explicitement que dans quatre passages, que voici :
[1] « Dans une société où le travail est systématiquement partagé entre l'homme et la femme, et où seul le statut marital permet à l'homme de bénéficier des fruits du travail de la femme (...) un célibataire n'est vraiment qu'une moitié d'être humain. » (269)
[2] « Si les aspects sexuels ne sont pas les buts primordiaux du mariage, on trouve partout au premier plan les nécessités économiques. Nous avons déjà montré que ce qui fait du mariage un besoin fondamental dans les sociétés tribales, c'est la division du travail entre les sexes. » (274)
[3] « La division sexuelle du travail n'est rien d'autre qu'un dispositif pour instituer (nothing else than a device to institute) un état de dépendance réciproque entre les sexes. » (276)
[4] « Nous avons expliqué la division sexuelle du travail comme un dispositif pour rendre (a device to make) les sexes mutuellement dépendants sur des bases sociales et économiques, établissant ainsi les avantages du mariage sur le célibat. Dès lors, exactement de la même manière que le principe de la division sexuelle du travail établit une dépendance mutuelle entre les sexes, les obligeant par conséquent, à se perpétuer et à fonder une famille, la prohibition de l'inceste établit une dépendance mutuelle entre les familles, les obligeant, afin de se perpétuer, à fonder de nouvelles familles. » (277)
La proposition [1] est inattaquable sur le plan logique. Mais il faut immédiatement souligner un point essentiel : elle statue explicitement, en effet, que la division sexuelle du travail n'implique pas en elle-même la nécessité du mariage ; encore faut-il une condition supplémentaire, à savoir que la voie conjugale représente la seule manière d'accéder aux produits de l'autre sexe.
Or, cette hypothèse, présentée ici comme une réalité universelle, n'a rien d'évident. Je n'ai pas entrepris de collecter systématiquement les données sur ce point, mais il me semble qu'à peu près partout, les liens de filiation ou de germanité (entre frères et sœurs) donnent eux aussi un tel droit d'accès (même si ce n'est qu'à titre secondaire). Un célibataire, donc, peut dans la plupart des sociétés, sinon toutes, manger des végétaux cueillis par sa mère, ses tantes ou ses sœurs (de même qu'une célibataire pourra obtenir de la viande fournie par son père ou ses frères). Concédons cependant qu'un individu dans cette situation sera sans doute moins bien loti qu'un individu marié, et que plus il avancera en âge plus, faute de descendance, ce handicap risque d'être sensible.
La proposition [2] se présente comme la simple réitération d'une idée déjà exprimée (« Nous avons déjà montré que... »). Elle contient cependant un élément nouveau... dans la mesure où elle omet l'hypothèse qui figurait dans l'extrait précédent, selon laquelle le mariage représente la seule voie d'accès aux produits de l'autre sexe. Sans doute l'hypothèse en question est-elle censée ici rester implicite ; toujours est-il que dans la formulation qui est ici la sienne, l'implication qui est censée relier la division sexuelle au mariage n'est pas acceptable. Il existe en effet un certain nombre de cas dans lesquelles la division sexuelle du travail, pourtant bien présente, n'intervient nullement dans les rapports matrimoniaux. Je pense aux sociétés dites à « maris visiteurs », comme les Nayars de l'Inde, où le mariage n'avait qu'une portée religieuse, l'épouse devant organiser les funérailles du défunt. Pour le reste, elle ne vivait pas avec son mari, et ses enfants étaient issus de relations avec des amants de passage. La cellule familiale réunissait les femmes, leurs enfants, et leurs frères (qui, eux-mêmes, passaient les nuits chez leurs amantes éventuelles). Dans une telle configuration au moins, il est clair que la division sexuelle du travail n'intervient en rien dans l'existence, ou la consolidation, du mariage. Et il existe au moins une société, celle des Na de Chine, où cette dissociation est poussée jusqu'à son terme ultime, puisque le mariage n'y existe pas du tout – et la paternité non plus.
Les propositions [3] et [4] prolongent les deux précédentes, en introduisant l'idée supplémentaire selon laquelle la division sexuelle du travail n'a pas seulement pour conséquence (supposée) d'inciter ou de solidifier le mariage, mais qu'il s'agit là de son objectif. Les termes de Lévi-Strauss, employés à deux reprises, sont clairs : it is a device to... (et non a device that..., un dispositif qui...). Le fond de le pensée de Lévi-Strauss apparaît ici clairement : l'institution fondamentale est celle du mariage, et la division sexuelle du travail a été instaurée à son service.
Une femme nayar, photographiée en 1914
J'ai eu beau lire et relire l'article, je n'ai trouvé aucun argument qui justifie cette priorité et cette supposée intentionnalité. Or, en admettant même que la division sexuelle du travail conduise effectivement à promouvoir le mariage, pourquoi ne pas imaginer que ce soit elle qui soit la nécessité première, et que le mariage n'en soit qu'une conséquence involontaire, un sous-produit nullement recherché ? La question reste cependant rhétorique. Comme on l'a vu, la division sexuelle du travail ne conduit au mariage qu'à condition d'être accompagnée d'une autre institution, qui fait de celui-ci la seule voie pour acquérir les produits de l'autre sexe. Or, c'est loin d'être le cas partout (si tant est que ce soit vraiment le cas quelque part).
Pour reprendre les termes mêmes de Lévi-Strauss, il est juste de dire que la division sexuelle du travail instaure la dépendance économique entre les sexes. Mais pour que cette dépendance se traduise sous la forme précise d'une incitation au mariage, il faut une institution supplémentaire, qui fasse du mariage le canal privilégié, si ce n'est unique, de la circulation des produits. Or, rien ne permet d'affirmer que cette seconde institution a depuis le début accompagné la première, voire qu'elle en était l'objectif réel.
Il n'est pas inutile de souligner qu'a contrario, on peut tout à fait imaginer le mariage (au besoin monogamique) sans division sexuelle du travail. Il suffirait pour cela que le mariage, tout en ignorant les prescriptions ou les exclusivités de nature économique, concerne des droits d'accès sexuels et/ou le rattachement des enfants à tel ou tel groupe de parenté. De tels exemples ne peuvent être trouvés chez les êtres humains, dans la mesure où la division sexuelle du travail y est universelle. Mais, même si l'analogie a ses limites, on voit que certaines espèces d'animaux forment des associations très durables (dont des couples monogames, par exemple chez beaucoup d'espèces d'oiseaux) sans pour autant qu'existe la division sexuelle du travail.
Résumons. Dans cet article, C. Lévi-Strauss ne peut établir un lien entre division sexuelle du travail et mariage qu'au prix de l'hypothèse selon laquelle le mariage constitue le canal principal, voire unique, pour bénéficier des produits de l'autre sexe. Contrairement à ce qu'affirme l'auteur, ce raisonnement ne permet pas de conclure que la division sexuelle du travail aurait été instituée dans le but de permettre, ou de renforcer, le mariage. Il peut y avoir division sexuelle du travail sans mariage (ou avec un mariage dans lequel elle n'intervient pas), et il pourrait y avoir mariage sans division sexuelle du travail. Celle-ci reste donc sans explication réelle et, en réalité, cet article ne l'évoque que pour l'enrôler sans précautions au service de la thèse bien connue de son auteur, selon laquelle l'alliance matrimoniale constituerait le fondement de la culture humaine.

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