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Bronislaw Malinovski et le « matriarcat » des îles Trobriand

B. Malinovski photographié avec des Trobriandais en 1918
Un des inconvénients de l'énorme richesse du matériel ethnologique est qu'il est facile de passer à côté d'un texte, simplement parce qu'on ne savait pas qu'il traitait du sujet auquel on s'intéressait. C'est ce qui vient de m'arriver avec La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mélanésie, écrit en 1930 par B. Malinovski, qui décrit abondamment les rapports entre les sexes dans les îles Trobriand. Le livre est si célèbre qu'il a été traduit en français — en ethnologie, c'est un critère qui ne trompe pas — et qu'on peut même le télécharger librement sur le net. J'ai donc dû attendre ce jour, à ma grande honte, pour découvrir cette mine d'observations passionnantes dont beaucoup auraient pu figurer en bonne place dans mon Communisme primitif....

Hiérarchie des sexes et hiérarchie sociale

Les îles Trobriand sont souvent connues pour leur « matriarcat », dont Malinovski aurait décrit le fonctionnement. Ce qu'une lecture superficielle de la version française du livre semble confirmer, puisque le terme de matriarcat y apparaît une bonne demi-douzaine de fois. Mais outre le contenu du texte lui-même, qui s'inscrit en faux contre ce qualificatif, on vérifie dans la version anglaise (également en ligne) que le mot ne doit rien à la plume de Malinovski, qui ne parle que de matrilinéarité. Malinovski était trop bon ethnologue pour confondre les deux, et il est fort dommage que la rigueur de son expression n'ait pas survécu à une traduction négligente.

La société des Trobriand appliquait le principe matrilinéaire avec vigueur, ne se bornant pas à rattacher les individus aux groupes de parenté (clans et sous-clans) par leur mère. Même si le rôle du père était loin d'être négligeable, celui-ci devait, dans un certain nombre de circonstance, céder aux prérogatives de l'oncle maternel. De même, l'héritage ne pouvait-il être transmis d'un père à ses fils, ce qui créait manifestement un certain nombre de tensions (certains pères tentant de contourner la coutume, ce qui suscitait l'opposition de leurs neveux utérins). Tout en évitant donc soigneusement le terme de matriarcat, Malinovski insiste de manière appuyée sur la considération dont jouissaient les femmes dans cette société :
« Les indigènes attribuent aux deux sexes une valeur et une impor­tance égales. »
Selon une règle universelle dans les sociétés primitives, cette « égalité » s'inscrivait toutefois dans un contexte où hommes et femmes restaient confinés dans un rôle social propre. Les différents travaux étaient sexués, de même que la presque totalité des pratiques sociales :
« La manière de transporter les charges constitue sous ce rapport un exemple remarquable. C'est sur la tête que la femme doit porter les charges, entre autres le panier en forme de cloche, ce récipient spécialement féminin, tandis que les hommes ne doivent porter leurs charges que sur les épaules. C'est avec une véritable appréhension et un profond senti­ment de honte qu'un homme envisagerait la perspective de transporter quelque chose d'une manière propre au sexe opposé, et pour rien au monde il ne poserait une charge sur sa tête, même à titre de plaisanterie. »
Trobriandais devant une resserre à ignames 
Une originalité de cette société par rapport au reste de l'aire mélanésienne était l'existence de « rangs » : une stricte hiérarchie de naissance, qui organisait les sous-clans en une demi-douzaine de niveaux. Cette hiérarchie ne concernait pas seulement les honneurs, mais aussi le pouvoir politique et les avantages économiques, en particulier via l'exercice d'une polygynie d'autant plus forte que le rang de l'homme était élevé. Or, toute épouse, en raison du tribut que sa famille était tenu de fournir au mari, était une source d'enrichissement (de même qu'inversement, pour un homme, toute sœur mariée était un coût). Le principal chef de l'île, celui du village de Kiriwina, possédait ainsi avant l'arrivée des Blancs jusqu'à 60 femmes qui, chaque année, lui assuraient indirectement la disposition d'un stock d'ignames évalué par Malinovski à 300, voire 350 tonnes :
« C'était là certai­ne­ment une quantité suffisante pour subvenir aux frais de fêtes grandioses, pour financer des expéditions maritimes et des guerres, pour faire fabriquer par des artisans de précieuses parures, pour payer des sorciers et des assassins dangereux, bref pour faire tout ce qu'on attend d'un personnage puissant. »
Cette hiérarchie de naissance pénétrait toute la vie sociale, d'une manière qui peut surprendre, s'agissant d'une société dépourvue de classes. Mais si tout Trobriandais avait un accès de droit à la terre, cela n'empêchait pas le principe aristocratique de se manifester d'une manière envahissante :
« En présence d'un noble, tout homme d'un rang inférieur doit baisser la tête ou se pencher en avant ou s'accroupir par terre, selon le degré de son infériorité. Sous aucun prétexte, on ne doit dresser la tête de façon à dépasser celle du chef. La maison du chef est garnie de petites estrades ; pendant les réunions tribales il se tient sur l'une d'elles, et tous les assistants circulent librement, tout en restant à un niveau inférieur au sien. Lorsqu'un homme du com­mun doit passer devant un groupe de nobles assis par terre, il doit leur crier de loin : tokay ! (debout !); aussitôt les chefs se redressent sur leurs jambes et restent debout pendant que l'autre passe devant eux en rampant »
Une femme dans son manteau de grossesse
La place des femmes résultait de la combinaison de cette organisation hiérarchique selon le rang, de l'idée que leur valeur sociale était comparable à cette des hommes, mais aussi  d'interdits qui privaient les femmes de l'accès à certaines positions économiques et politiques. Par conséquent, selon Malinovski :
« La femme étant éliminée de l'exercice du pouvoir et de la propriété foncière et étant privée de beaucoup d'autres privilèges, il s'ensuit qu'elle ne peut prendre part aux réunions de la tribu ni faire entendre sa voix dans les délibérations publiques où sont discutées les affaires se rapportant au jardinage, à la chasse, à la pêche, aux expéditions maritimes, aux détails cérémoniels, aux fêtes et aux danses. »
On comprend, dans ces conditions, que Malinovski ait soigneusement évité de parler de matriarcat. Il revient sur l'articulation entre rapports de sexe est rang dans plusieurs autres passages :
« Il existe donc une association étroite entre la dignité de chef et le rang, ce dernier conférant non seulement la distinction sociale, mais aussi le droit de gouverner. Or, de ces deux attributs, un seul, celui de la distinction sociale, est commun aux hommes et aux femmes. Toute femme du rang le plus élevé, celui du sous-clan Tabalu, jouit de tous les privilèges personnels de la noblesse. Les membres masculins du clan diront souvent que l'homme est plus aristocrate, plus guya'u, que la femme, mais cela ne signifiera dans leur bouche qu'une affirmation très générale de la supériorité masculine. Dans toutes les manifestations concrètes du rang, traditionnelles ou sociales, les deux sexes se trouvent placés sur un pied de parfaite égalité. »
Au passage, on relèvera l’ambiguïté, sinon l'incohérence, d'un récit qui, en même temps qu'il affirme la « parfaite égalité » avec laquelle hommes et femmes sont considérés, fait état d'une « affirmation très générale de la supériorité masculine » de la part des hommes. Poursuivons :
« C'est ainsi, par exemple, que les canoës appartiennent en propriété aux chefs (bien que tous les habitants du village y aient certains droits), tandis que les femmes ne possèdent que le prestige (bittura) de cette propriété, c'est-à-dire le droit de parler des canoës en termes de propriétaire et de s'en vanter. Ce n'est que dans des cas exceptionnels que les femmes accompagnent les hommes dans leurs expéditions maritimes. D'autre part, les hommes possèdent en exclusivité tous les droits et privilèges et sont les seuls à exercer les activités se rattachant à la kula, sys­tème spécial d'échanges d'objets précieux. La femme, épouse ou sœur de l'homme, ne parti­cipe à l'affaire qu'occasionnellement. Le plus souvent elle n'en reçoit qu'une gloire ou une satis­fac­tion indirecte. Faire la guerre est le privilège exclusif des hommes (...) »
Si l'on peut se risquer à cette formule, il semblerait donc qu'il régnait entre les sexes une égalité d'honneurs, mais une inégalité de fonctions — celle-ci s'étendant apparemment jusque dans la gestion des affaires familiales :
« Dans les affaires de famille, le frère est le gardien et chef naturel du ménage de sa sœur et de ses enfants. Dans les usages de la tribu, leurs devoirs et obligations respectifs sont strictement définis et forment un des principaux piliers sur lesquels repose l'édifice social. »
L'importance de la hiérarchie des rangs par rapport à celle des sexes (dans la mesure même où celle-ci existait), combinée à la possibilité pour les femmes d'épouser un homme de rang inférieur au leur, produisait dans la vie du couple des résultats qui peuvent nous paraître surprenants :
« Lorsqu'une femme noble est mariée à un roturier, celui-ci doit se tenir incliné devant elle en public, et les autres hommes doivent à plus forte raison se conformer à cette règle. »
Pour être relativement rares, de telles combinaisons ne sont cependant ps exceptionnelles ; j'en avais rapporté une occurrence chez des Indiens qui vivaient près de l'embouchure du Mississipi, les Natchez.

En guise d'épilogue 

Reste que la position élevée des femmes dans la société trobriandaise demeure assez incompréhensible si l'on s'en tient aux éléments fournis par Malinovski. On l'a dit, en elle-même, la matrilinéarité ne saurait tenir lieu d'explication : il existe de par le monde (et notamment en Mélanésie) des centaines de sociétés matrilinéaires où les femmes n'en sont pas particulièrement mieux loties pour autant. Le facteur principal de la position élevée des femmes, à savoir leur puissance économique, semble être absent aux Trobriand : cette société était virilocale — ce sont les femmes qui partaient vivre dans le village de leurs maris. Les Trobriandaises étaient donc dépourvues des armes économiques qui faisaient la force, par exemple, des Iroquoises :
« Les biens immeubles, tels que terrains de jardins, arbres, maisons, ainsi que les embarcations constituent la propriété presque exclusive de l'homme, ainsi que le cheptel d'ailleurs, qui se compose principalement de porcs. »
En réalité, la place des femmes dans la société trobriandaise a continué d'être discutée par les ethnographes de la génération suivante. Annette Wiener pensait croire que Malinovski l'avait sous-estimée, omettant de relever l'importance des distributions de jupes de pandanus fabriquées par les femmes et négligeant leur prééminence dans le domaine religieux. À l'inverse, pour Henry Powell, la puissance économique économique des hommes restait bien en-deça de celles des hommes, et la suprématie dans le domaine  cosmologique, fût-elle avérée, ne pouvait faire pièce à la suprématie politique de ce bas monde :
« les femmes ne rivalisent pas avec les hommes pour le pouvoir séculier et, sur ce plan comme sur celui de leur « contrôle » des moyens de subsistance, elles ne sont pas plus « égales » aux  hommes dans les Trobriands que dans aucune des autres sociétés de Nouvelle-Guinée qui ont été étudiées, y compris par des anthropologues féminines. » 

Notes :
Les citations de Malinovski sont sans référence, étant tirées de l'édition électronique de son texte. La citation de H. Powell est tirée de sa critique du livre d'A.Wiener parue dans American Anthropologist n°82, 1980, p. 720.

Et en prime, un documentaire non dénué de naïveté et de carte postale « bon sauvage », mais où l'on retrouve néanmoins certains traits intéressants de la société trobriandaise, visitée dans les années 1960 :


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