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Un mail à propos des « paradis perdus »

Un internaute m'envoie le mail suivant :
Bonjour Christophe

Je vous écris d'une part pour vous remercier et vous féliciter pour votre blog et vos bouquins qui sont réellement passionnants. C'est toujours un petit délice intellectuel de parcourir vos articles.

Cela étant dit, la revue Science a pondu cette semaine un numéro spécial sur la "science de l'inégalité". Au cours de mes pérégrinations, je suis tombé sur cet article d'Heather Pringle, qui, il me semble, reprend vos propos sur la naissance des inégalités. Cependant, l'encadré d'Elizabeth Pennisi me pose un peu plus problème dans le sens où elle semble affirmer qu'il a existé un "Eden égalitaire" au cours de notre histoire. Mais je n'ai pas l'impression qu'une quelconque preuve archéologique soit fournie à l'appui de cette argumentation... Du coup, pouvons-nous affirmer à l'étude des sociétés de chasseurs-cueilleurs contemporaines du capitalisme que cet Eden ait vraiment existé? L'encadré me donne un peu l'impression d'une tentative, sûrement par maladresse, de réhabiliter le bon sauvage que nous étions alors (dans une revue scientifique ayant un peu pignon sur rue, quand même).

Au plaisir de vous lire,
Je ne peux que remercier à mon tour cet internaute pour ces compliments... et tenter de répondre de mon mieux à sa question, en commençant par un petit résumé de l'article qu'il met en lien, pour les lecteurs non anglophones (ou pressés) de ce blog.

L'article principal explique qu'on a longtemps fait coïncider la naissance des inégalités matérielles avec celle de l'agriculture. Or, on sait aujourd'hui que des inégalités marquées était présentes dès certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs, ceux qui étaient sédentaires et stockeurs. L'article évoque ainsi les fouilles de sites Natoufiens (le Natoufien est une culture de chasseurs-cueilleurs sédentaires du Croissant fertile, qui a précédé l'apparition de l'agriculture et de l'élevage). Il s'appuie ensuite sur les travaux de B. Hayden sur la Côte-Nord-Ouest, un exemple ethnologique célèbre de chasseurs-cueilleurs (très) inégalitaires. L'article aborde ensuite la discussion sur les causes de l'apparition des inégalités, mettant en regard la thèse de B. Hayden et celle d'Anna Prentis — en très gros, l'abondance de nourriture versus la pénurie. Allusion est faite aux hypothèses de Samuel Bowles, qui relie la concentration de ressources et la pérennisation des inégalités matérielles. L'article se conclut de manière plutôt optimiste quant aux perspectives d'une future société égalitaire, en raison d'une supposée diminution de la part de la richesse détenue sous forme matérielle dans la société moderne.

L'encadré d'E. Pennissi, titré « notre paradis égalitaire », part de la structure observée chez les Bushmen du Kalahari pour en généraliser les traits aux chasseurs-cueilleurs nomades actuels et, par extension, à ceux du Paléolithique, rappelant que durant la plus longue partie de l'histoire humaine, les inégalités étaient inconnues.

Venons-en à la question qui m'est adressée. De ce que j'en comprends, elle est double :
  1. de tels « paradis » existent-ils vraiment ? N'y a-t-il pas une déformation des faits à les présenter comme tels ?
  2. que peut-on dire sur le passé ? En quoi l'archéologie permet-elle d'établir que de telles sociétés étaient la règle au Paléolithique ?
Je ne m'arrêterai que brièvement sur la première question, que j'ai abordée bien des fois, dans mes deux bouquins et de nombreux billets de ce blog. Pour résumer : on peut dire tout à la fois que l'article dit la vérité et qu'il ment par omission. Oui, la société bushman, ainsi que bien d'autres à travers le monde, ignorait totalement (ou presque totalement) les inégalités matérielles ; oui, elle avait mis en place un certain nombre de pratiques, d'institutions, qui empêchaient l'apparition tant de ces inégalités que d'une éventuelle hiérarchie politique. Mais non, ni la société bushman ni les autres du même type n'étaient des paradis. Du fait de la dureté globale de l'existence (voir ce billet, par exemple) mais aussi à cause des autres formes de domination ou de hiérarchie, parfois très marquées, qui pouvaient exister conjointement à cette inégalité matérielle. Au passage, sur les Bushmen (qui n'étaient certainement pas la société la plus dure de ce point de vue), je recommande la lecture de Nisa, une vie de femme, par Majorie Shostak, petit livre accessible et de lecture facile, et témoignage biographique très précieux.

La seconde question touche à un problème si important et si difficile qu'il est, je crois, au cœur de toute pensée sur l'évolution sociale depuis deux siècles ; je l'ai rapidement abordé dans mes bouquins, mais je vais essayer ici d'en dire un peu plus.

Pour commencer, il y a un aspect factuel : quelles traces matérielles le Paléolithique nous a-t-il laissées ? La réponse obligée est : bien peu. Peu de sépultures, peu d'habitats, un peu d'outillage (mais uniquement en matières dures, les autres ont disparu), des œuvres d'art plus ou moins énigmatiques. Et c'est à peu près tout. Au Néolithique, avec l'explosion démographique et la sédentarisation, ces traces sont beaucoup plus nombreuses (et globalement mieux conservées).

Une ferme du Rubané reconstituée (CNRS)
De là, le raisonnement qui s'impose spontanément est un raisonnement en creux : si je vois un phénomène dans l'archéologie, c'est qu'il existait ; si je ne le vois pas, c'est qu'il n'existait pas. Si je vois des tombes inégalement dotées, c'est qu'il y avait des inégalités. Si je n'en vois pas, c'est qu'il n'y en avait pas. Malheureusement, les choses sont loin d'être aussi simples. D'une part, l'archéologie ne peut parler que des datations les plus anciennes dont elle dispose à un moment donné ; des découvertes ultérieures peuvent faire reculer ces dates, parfois considérablement. D'autre part et surtout, selon une maxime que citait souvent A.Testart, l'absence de preuves n'est pas la preuve de l'absence. A.Testart a d'ailleurs longuement exploré ce problème des rapports entre archéologie et structures sociales dans des pages qui sont parmi les meilleures d'Avant l'histoire, insistant sur le phénomène qu'il appelle l'invisibilité archéologique : tout phénomène social ne laisse pas nécessairement de traces matérielles évidentes. En Nouvelle-Guinée, les riches (car il y en a) n'habitent pas des maisons plus grandes que les autres, et leur richesse (essentiellement, des porcs et des coquillages) n'est pas spécialement enterrée avec eux. Un archéologue qui passerait quelques siècles ou millénaires plus tard pourrait donc facilement conclure à l'égalité économique des société néo-guinéennes. Avant l'histoire suggère ainsi que des sociétés traditionnellement considérées comme matériellement égalitaires, celles du Natoufien ou du Rubané au Proche-orient et en Europe, ne l'étaient vraisemblablement pas.

Comment passer de cela...
Pour réfléchir aux questions de méthode et aux difficultés d'un raisonnement sur le passé des sociétés sans écriture, je pense que la paléontologie est un bon point de départ. Chacun croit savoir que le tyrannosaure était carnivore ; mais après tout, qu'en sait-on ? Notre raisonnement part du constat qu'il existe une corrélation entre la forme des dents et le régime alimentaire, corrélation qui se vérifie chez tous (ou presque tous) les êtres vivants actuels. On serait donc tenté d'en inférer que la corrélation existait déjà dans le passé, et que si l'on retrouve un fossile avec des dents « de carnivore », cet animal était carnivore.

En réalité, ce raisonnement possède un talon d'Achille. En effet, on ne peut en effet pas écarter l'hypothèse que la même forme de dents ait pu être à la fois celle de carnivores et d'herbivores vivant dans des conditions données, différentes de celles dans lesquelles vivent ceux que nous observons aujourd'hui. Ainsi, les dents que nous attribuons aux seuls carnivores sur la base des carnivores particuliers que nous connaissons actuellement pourrait fort bien avoir été celles d'herbivores vivant dans des conditions aujourd'hui disparues. Non seulement nous n'aurions aucun moyen de le savoir, mais nous tiendrions notre erreur pour une certitude scientifiquement établie.

C'est pourquoi le raisonnement paléontologique va toujours au-delà du simple constat d'une corrélation : il tente d'établir des relations de nécessité : si les dents des carnivores actuels possèdent une forme donnée, c'est parce qu'elles doivent accomplir certaines fonctions qui imposent ces formes et écartent les autres possibilités ; de même, à l'inverse, pour les dents d'herbivore. Lorsqu'on parvient à établir de telles relations de nécessité, les inférences que l'on peut faire à propos du passé deviennent infiniment plus sûres : on sait qu'une dent fossile ne peut avoir appartenu qu'à un carnivore, parce que sa forme correspond à la fonction de déchirer la viande et ne pourrait pas, quelles que soient les autres circonstances, servir à mastiquer des végétaux.

...à cela ?
Les raisonnements des paléontologues prennent donc appui sur une connaissance exhaustive des organismes actuels, et des corrélations que cette connaissance permet d'établir entre certaines parties de l'animal (pour la paléontologie, essentiellement les os et les dents) et son fonctionnement plus global. Mais ils ne s'arrêtent pas au constat de ces corrélations : ils tentent de comprendre si cette corrélation est une nécessité, autrement dit si, derrière la coïncidence, se trouve un rapport de cause à effet. Pour certaines fonctions, comme l'alimentation, la détermination est assez étroite et la nécessité bien établie. Pour d'autres elle est plus incertaine : si personne ne doute que le tyrannosaure était carnivore, il semble qu'on soit moins certain qu'il ait possédé un système de régulation de sa température interne. Quant à d'autres traits comme la couleur de peau, je crois bien qu'aucune corrélation, ni détermination, n'a pu être établie.

Revenons aux sociétés et à l'archéologie.

La première chose à dire est que très souvent, les archéologues qui se risquent à des interprétations des traces matérielles du passé n'ont pas étudié soigneusement les corrélations, ou les absences de corrélations, entre structures sociales et traces matérielles dans les sociétés observées par l'ethnologie. Le reproche ne s'adresse pas qu'à eux : ce travail aurait dû être mené conjointement avec les ethnologues qui, généralement, ne veulent pas entendre parler d'évolution sociale et se désintéressent donc totalement de ce champ de recherches. Le résultat est qu'on interprète ces traces matérielles au petit bonheur la chance, en procédant à des déductions sur la base d'intuitions qui reposent toujours sur une information ethnographique parcellaire. Dans le pire des cas, on raisonne uniquement à partir de sa propre société, par simple analogie ou par simple contraste. Ainsi, sur le prétendu matriarcat primitif, on retrouve des statuettes féminines, desquelles on déduit allègrement qu'il s'agit de divinités (puisque dans les sociétés primitives, à la différence des nôtres, tout est censé être religieux) ; puis de là, on établit qu'adorer des divinités féminines indique une prééminence sociale des femmes (puisque chez nous, le patriarcat va de pair avec des dieux masculins). Malheureusement, dans un tel raisonnement, tout est faux.

Inversement, lorsqu'on raisonne avec une méthode correcte, les résultats obtenus sont, je crois, beaucoup plus fiables.

On constate par exemple, pour toutes les sociétés connues, une corrélation extrêmement forte entre la présence d'un stockage alimentaire significatif et l'existence d'inégalités matérielles, un résultat établi il y a plus de trente ans par A. Testart et qui, à ma connaissance, n'a jamais été réfuté. Si l'on en reste au niveau de la corrélation, on peut supposer que les sociétés du passé qui ne pratiquaient pas le stockage étaient elles aussi égalitaires ; mais on s'expose à l'objection selon laquelle ces sociétés, placées dans des conditions différentes des sociétés non stockeuses actuelles, auraient fort bien pu être à la fois non stockeuses et inégalitaires, selon un agencement que nous n'imaginons pas, simplement parce que nous ne l'avons jamais observé (j'insiste : cette objection est différente de celle selon laquelle ces sociétés auraient pu être en réalité stockeuses, mais que nous n'avons pas découvert de traces archéologiques de ce stockage. Dans un cas, le problème tient à notre théorie des rapports entre dispositifs techniques et formes sociales, dans l'autre à un défaut d'information ; découvrir des dents de carnivore qui appartenaient en réalité à un herbivore, ce n'est pas la même chose que classer un fossile dans la mauvaise catégorie parce qu'on n'a pas retrouvé ses dents).

Bref, on voit bien que tout comme la paléontologie, la théorie sociale doit tenter de dépasser les simples corrélations et d'établir des relations de nécessité : en clair, il ne faut pas seulement constater que certaines structures sociales laissent certaines traces matérielles, il faut expliquer pourquoi ces traces sont le produit de telle structure sociale et non d'une autre. De la solidité de ce lien logique dépend la solidité de nos inférences sur les structures sociales du passé.

Un des immenses mérites d'A. Testart a été d'appliquer cette méthode avec, me semble-t-il, trois grandes réussites :
  1. le lien entre stockage alimentaire et inégalités matérielles (encore que sur ce point, notre compréhension du rapport de nécessité qui existe entre les deux reste encore largement perfectible).
  2. la pratique des « morts d'accompagnement », dont il a montré qu'elle était caractéristique de sociétés non étatiques, mais où certains rapports de domination économiques et politiques étaient fermement établis, voir son livre éponyme en deux volumes.
  3. le mégalithisme, typique des sociétés dites de « ploutocratie ostentatoire » (voir différents ouvrages et articles, prolongés par le petit livre d'Alain Gallay ; un colloque international dédié à A. Testart vient d'ailleurs de se tenir sur cette question).
À la base du raisonnement archéologique,
l'idée que toutes choses égales par ailleurs,
les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Pour ma part, j'ai essayé dans mon Communisme primitif... d'appliquer cette méthode à la question des rapports entre les sexes (qui ne se traduit directement dans aucun élément archéologique). J'ai donc tenté de montrer qu'il existait non seulement une corrélation, mais une relation de cause à effet, dans toutes les sociétés observées, entre les modalités de la division sexuelle du travail (en particulier, le monopole masculin sur les armes) et la gamme des rapports entre les sexes. La division sexuelle du travail que dévoile l'archéologie étant fondamentalement semblable, on est en droit d'inférer que la gamme des rapports entre les sexes l'était aussi.

Pour conclure sur l'égalité, il me semble que l'état de nos connaissances permet d'établir avec une relative assurance les points suivants : le facteur décisif de l'apparition d'inégalités matérielles est la pratique du stockage alimentaire sur une échelle suffisamment importante pour entraîner la sédentarité (même si celle-ci n'est parfois que relative). Il est donc hautement probable que les sociétés du passé, dans la mesure où elles étaient non stockeuses, étaient aussi économiquement égalitaires. Dans ces conditions, la question de savoir si certaines sociétés du Paléolithique étaient inégalitaires se ramène à savoir si elles pratiquaient le stockage, avec toutes les difficultés inhérentes à l'archéologie (si l'on peut aisément prouver l'existence de stockage, il est beaucoup plus difficile de prouver son absence).

En revanche, et sur un autre plan, si l'existence passée et généralisée de sociétés économiquement égalitaires démontre clairement que l'inégalité économique n'a rien à voir avec une prétendue « nature humaine », il faut beaucoup d'aveuglement pour les qualifier de « paradis ». Là encore, l'ethnologie a depuis longtemps montré que, contrairement aux intuitions des fondateurs du matérialisme historique, l'égalité économique primitive pouvait coexister avec d'autres formes de domination ou d'inégalité, guère plus réjouissantes.

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