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Le collectivisme iroquois

Représentation d'Iroquois (XVIIIe siècle)
La classification proposée par A. Testart différencie, au sein des sociétés primitives, les sociétés sans richesse (le « monde I ») des sociétés à richesse (le « monde II »), une opposition reformulée dans ma Conversation en sociétés égalitaires vs. inégalitaires. Mais cette classification va plus loin et milite pour distinguer des variantes au sein de ces deux mondes — A. Testart avait coutume de dire que les sociétés du monde II, par exemple, étaient sans doute beaucoup plus éloignées les unes des autres que ne l'étaient entre elles les sociétés de classes. Aussi proposait-il de le répartir en trois ensembles : celui des « organisations minimales » (ignorant toute structure politique formelle), celui des « semi-États » (lignages, ou démocraties primitives) et enfin, celui des États (ignorant la propriété foncière, comme dans certains exemples africains). Le critère de différenciation s'affirme donc ici exclusivement politique.

Or, il est permis de penser que ces différences de structures politiques vont de pair avec des différences de structures économiques, et que ces dernières sont indispensables pour expliquer la physionomie et la dynamique de ces types sociaux. Pour donner une première (et sans aucun doute très imparfaite) formulation de cette idée, je dirais que dans les sociétés à organisation minimale, ce sont des individus qui, en raison de leur richesse, assument un certain nombre de fonctions (économiques ou politiques) à caractère collectif. Tandis que dans les semi-Etats, ces fonctions sont au moins partiellement prises en charge par des structures collectives qui freinent, limitent ou orientent le développement des inégalités sociales.

Je suis bien conscient du caractère à la fois fragile et lacunaire de cette hypothèse. Il faut déjà la confirmer, et pour cela vérifier dans le matériel ethnographique que la présence, ou l'absence, de telles structures économiques collectives est bel et bien liée à la présence ou à l'absence de structures politiques. Dans l'affirmative, il faudrait alors en dégager les conséquences pour l'évolution respective de ces deux types sociaux d'une manière bien plus précise que celle qu'on vient d'esquisser.

Mais il faut bien commencer quelque part, et ce billet se propose, à titre liminaire, de défricher un premier cas, aussi célèbre que bien documenté : celui des Iroquois.

Les iroquois, un cas de « communisme domestique » ?

On sait qu'Engels, à la suite de Morgan, s'était intéressé de près à ce peuple, qui fournit la matière principale des premiers chapitres de l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État (1884). Les Iroquois, chasseurs et cultivateurs, y étaient présentés comme typiques du stade de la « barbarie inférieure » (nous dirions aujourd'hui, du néolithique). Aujourd'hui encore, ils restent plus ou moins consciemment un archétype pour penser certaines cultures néolithiques européennes, telle le Rubané, avec ses maisons longues, qui évoquent de si près l'habitat collectif iroquois.

Outre la place « éminente » qu'ils faisaient aux femmes, et qui poussa certains à les qualifier de matriarcat, les Iroquois étaient censés former une société de laquelle toute inégalité matérielle était bannie : « Il ne peut y avoir de pauvres et de nécessiteux — l'économie domestique communiste et la gens connaissent leurs obligations envers les vieillards, les malades, les invalides de guerre. Tous sont égaux et libres — y compris les femmes. Il n'y a pas encore place pour des esclaves, pas plus qu'en général pour l'asservissement de tribus étrangères. »

En réalité, cette appréciation, basée sur des informations parcellaires, doit être sérieusement nuancée. Les inégalités de fortune existaient parmi les Iroquois, qui pratiquaient également l'esclavage et la prise de tributs sur certains de leurs vaincus. Cependant, il n'en demeure pas moins que par rapport à d'autres peuples de niveau économique comparable, les inégalités matérielles en Iroquoisie restaient suffisamment limitées pour que bien des auteurs, à l'instar de Morgan, ne les aient pas remarquées. C'est une chose qui n'est jamais arrivée, par exemple, à propos des peuples de la Côte Nord-Ouest ou des sociétés à Big Men de Nouvelle-Guinée : là, la différence des richesse et des statuts sociaux entre les personnages les plus proéminents et les rubbish men, les « rebuts », sans parler des esclaves, sautait aux yeux.

Un village iroquois reconstitué, avec ses maisons longues 

Alors, pourquoi, tout en étant une société « à richesse », les Iroquois apparaissaient-ils comme si faiblement inégalitaires ?

Les paiements en Iroquoisie

Comme dans tout le monde II, ou presque, les deux occasions principales de paiements concernaient d'une part, le mariage (le « prix de la fiancée », versé par le futur marié à ses beaux-parents) et le wergeld, cette compensation financière que l'on payait à une victime, ou à ses parents, en cas de blessure ou de meurtre. Ces deux institutions jouent un rôle-clé dans le développement des inégalités ; on sait par exemple que l'incapacité à fournir le prix de la fiancée, ou à le rembourser si un tiers l'a avancé, y est bien souvent à l'origine de la déchéance sociale. Or, les Iroquois présentaient une double originalité de ce point de vue.

Tout d'abord, le prix de la fiancée y était faible, si ce n'est inexistant. C'est un point assez controversé et mal assuré : la plupart des auteurs, lorsqu'ils traitent du mariage iroquois, ne mentionnent aucun versement de biens. Seul Lafitau, à ma connaissance, rapporte qu'il fallait fournir quelques fourrures aux parents de l'épouse. On peut donc douter du caractère systématique, voire de la réalité elle-même, de l'institution. Quoi qu'il en soit, sa discrétion générale dans les témoignages ethnographiques indique à coup sûr que ce paiement, s'il existait, représentait une charge tout à fait minime. Cette faiblesse, au demeurant, s'explique fort bien par la double coutume de la matrilinéarité et de la matrilocalité : non seulement les enfants d'un couple appartenaient au clan de leur mère, mais c'est le mari qui allait habiter chez sa femme (et c'est celle-ci qui possédait, via son clan, les champs utilisés pour les travaux agricoles). Le prix de la fiancé, censé dédommager les parents de la femme des droits acquis par l'époux lors du mariage, n'avait donc guère de raison d'être — cette faiblesse, ou cette inexistence du prix de la fiancée dans les sociétés matrilocales est d'ailleurs une loi générale.

Ensuite, le wergeld, cette compensation pour blessure ou pour meurtre. Tous les observateurs la signalent, et celle-ci revêtait manifestement chez ce peuple une importance indéniable. Mais, et c'est là un point essentiel, le paiement n'était jamais imposé à la personne du coupable : sa charge en retombait sur l'une des collectivités dont il faisait partie : clan, village ou tribu.
Ils punissent les meurtriers, les larrons, les traistres, & les sorciers: & pour les meurtriers quoy qu'ils ne tiennent pas la severite que faisoient iadis leurs ancestres, neantmoins le peu de desordre qu'il y a en ce point, me fait iuger que leur procedure n'est guieres moins efficace qu'est ailleurs le supplice de la mort: car les parens du defunct ne poursuiuent pas seulement celuy qui a fait le meurtre, mais s'addressent a tout le Village, qui en doit faire raison, & fournir au plustost pour cet effet iusques a soixante presens, dont les moindres doivent estre de la valeur d'une robbe neuvue de Castor: le Capitaine les presente luy mesme en personne, & fait une longue harangue a chaque present qu'il offre; de façon que les iournees entieres se passent quelquefois dans cette ceremonie. (...) Voila pour ce qui est du meurtre: les blesseures a sang ne se guerissent aussi qu'a force de presence [presents], de colliers, de haches, selon que la playe est plus ou moins notable. (Jean de Brébeuf, Relation des Jésuites, 10 : 214-222)
« Ce sont crimes que j'ay veu commettre, & dont je vois les autheurs en tirer leur gloire, se vantans que les guerres qu ils ont suscitees rendront leur nom immortel: Ce n'est pas qu il n'y ayt des Loix & des punitions proportionnees aux crimes, mais ce ne sont pas les coupables qui en portent la peine, c'est au public a satisfaire pour les fautes des particuliers : en sorte que si un Huron avoit tue un Algonquin, ou quelqu'autre Huron, tout le pays s'assemble, on convient du nombre de presens qu'il faut faire & la Nation, ou aux parens de celuy qui a este tué, afin d'arrester la vangeance qu ils en pourroient prendre. Les Capitaines exhortent leurs sujets à fournir ce qui est necessaire; pas un n'y est contraint, mais ceux qui sont de bonne volonte apportent publiquement ce qu'ils veulent y contribuer, & ce semble à l'envy l'un de l'autre, selon qu'ils font plus ou moins riches, & que le desir de la gloire & de paroistre affectionnez au bien public les invite en semblables occasions. (Hierosme Lalemant, Relation des Jésuites 28, p. 48-50, « Des Hurons » — la société huronne ressemblait à l'iroquoise comme deux gouttes d'eau)
En fait, les conseils qui, à différents niveaux, structuraient la vie politique iroquoise (clan, village, tribu, confédération) jouaient également un rôle économique de première importance, gérant en particulier un trésor public alimenté en interne par les dons, en externe par des prélèvements sur des étrangers. Ces trésors publics prenaient en charge les paiements à caractère collectif, y compris, dans le cas du wergeld, lorsque le motif découlait d'un acte individuel. Le coupable d'un meurtre pouvait ainsi être tancé, ou sanctionné, de manière pénale ; au pire, il pouvait être mis au ban ou tué. Mais la sanction ne possédait jamais de dimension pécuniaire.

Voilà donc comment l'action dissolvante du prix de la fiancée et du wergeld étaient virtuellement neutralisée au sein de la société iroquoise.

Le rôle de la richesse

Reste que la richesse existait dans cette société, qu'elle était considérée comme une chose enviable et que les individus la recherchaient, en particulier sous la forme des wampums, ces colliers de coquillages (les « pourcelaines » dont parlent les jésuites) qui constituaient le bien de paiement par excellence.

Une bande de wampums

Les voies iroquoiennes vers l'enrichissement n'avaient rien de très original. On pouvait accumuler les produits agricoles — si une partie des travaux des champs étaient effectués collectivement par les femmes, les parcelles et les récoltes restaient individuelles. On pouvait également jouir de son succès à la chasse, et récupérer ainsi de nombreuses peaux et fourrures. On pouvait gagner au jeu. On pouvait utiliser tout cela pour commercer et se procurer notamment les fameux wampums, qui venaient de la côte atlantique. On pouvait enfin profiter de succès guerriers et du butin qui en découlait.

Alain Testart avait fait remarquer que dans le monde II, la richesse ne peut servir à l'investissement, le principal moyen de production (la terre) n'étant pas appropriable et aliénable. Mais, disait-il, elle n'est pas pour autant inutile, car elle sert à solder les obligations sociales, en particulier le mariage et les compensations pour meurtre. Mais si le mariage ne coûtait rien ou presque, et si les compensations pour meurtre sont prises en charge par la collectivité, ces deux voies sont fermées. Ajoutons que la matrilocalité, en empêchant presque totalement la polygamie, interdisait également que se mette en place ce mécanisme si commun parmi les sociétés inégalitaires, selon lequel la richesse permet le mariage, qui devient à son tour un facteur d'enrichissement.

Il ne restait donc aux Iroquois qu'une seule véritable utilisation pour leur richesse : la convertir en prestige social par le don. Celui-ci pouvait être adressé directement à ses concitoyens (lors de banquets, de fêtes diverses ou d'une cérémonie funéraire), soit à la collectivité en tant que telle, en remplissant les différents trésors publics. Le don était le moyen privilégié de valider une position sociale élevée, ou d'effectuer une éventuelle ascension. La richesse jouait donc au sein de la société iroquoise un rôle crucial. Mais la combinaison d'un certain nombre de traits, au premier rang desquels la matrilocalité et l'existence de trésors publics, contenaient son développement en limitant de manière radicale son accumulation entre des mains privées, en limitant également les possibilités de déchéance économique des individus et donc le développement et l'extension de mécanismes d'exploitation. La richesse, par défaut pourrait-on dire, était ainsi orientée vers des dons ostentatoires.

L'ostentation n'est donc pas l'apanage des sociétés à organisation minimale : elle existe aussi dans une démocratie primitive comme celle des Iroquois. Les formes, et les implications sociales, en sont quelque peu différentes : dans une organisation minimale, le riche donne en son nom propre, et où la dépense, fut-elle à caractère collectif, reste pleinement la sienne. Chez les Iroquois, le riche tire gloire et considération d'avoir donné à la collectivité. Mais sa contribution n'est pas, ou pas toujours, dépensée directement : pour une part, elle est versée à une caisse collective, et c'est cette collectivité qui est réputée effectuer la dépense qui s'ensuit ; c'est en tout cas elle qui en décide.

L'économie iroquoise reposait donc en quelque sorte sur un paradoxe, selon lequel la richesse acquise n'avait d'autre emploi utile que d'être cédée. C'est de ce paradoxe qu'est née l'illusion selon laquelle ce peuple se caractérisait par une totale égalité matérielle.


Annexes

Ces deux extraits concernent les Hurons, voisins et ennemis des Iroquois, mais qui par leurs coutumes leur ressemblaient de très près.

Funérailles :
« Vous diriez que toutes leurs sueurs, leurs travaux, & leurs traittes, ne se rapportent quasi qu'à amasser de quoy honorer les Morts; ils n'ont rien d' assez precieux pour cét effet; ils prostituent les robbes, les haches, & la Pourcelaine en telle quantité, que vous jugeriez à les voir en ces occasions, qu'ils n'en font aucun estat, & toutefois ce sont toutes les richesses du Pais; vous les verrez souvent en plein hyver quasi tous nuds, pendant qu'ils ont de belles & bonnes robbes en leurs quaisses qu'ils mettent en reserve pour les morts; aussi est-ce là leur point d'honneur. C'est en cette occasion qu'ils veulent sur tout paroitre magnifiques. (…) Il y a là un Tombeau fait d'écorce & dressé fur quatre pieux d'environ huit à dix pieds de haut. Cependant que l'on y accommode le mort, & qu'on agence les écorces, le Capitaine publie les presens qui ont esté faits par les amis. En ce Pais aussi bien qu'ailleurs les consolations les plus agreables dans la perte des parens font tousjours accompagnez de presens, qui font chaudieres, haches, robes de Castor, & colliers de Pourcelaine. Si le defunct estoit en quelque consideration dans le Pais, non feulement les amis & les voisins, mais mesmes les Capitaines des autres Villages viendront en personne apporter leurs presens. Or tous ces presens ne suivent pas le mort dans le tombeau: on luy mettra quelquefois au col un collier de Pourcelaine, & aupres de luy un peigne, une courge pleine d'huile, & deux ou trois petits pains: voila tout. Une grande partie s'en va aux parens pour essuyer leurs larmes: l'autre partie se donne à ceux qui ont donné ordre aux funerailles pour recompense de leur peine. » (Jean de Brébeuf, Relations des Jésuites 10, 1636, p. 264-270) 

La fête des Rêves :
« Ils ont une certaine ceremonie des plus considerables parmy leurs coutumes superstitieuses, qu ils pratiquent, du moins une fois l'annee, vers le mois de fevrier ; fort solemnellement, en faveur de leurs songes (...) Cette ceremonie se fait, ou pour la guerison de quelque personne riche, & de consideration, ou avant leur chasse, pour en obtenir un heureux succez; ou estant sur le point de prendre de grands desseins pour la guerre. Elle durera quelquefois les quatre & cinq jours, pendant lesquels tout est en desordre, & on ne fait point a manger qu'a la derobee; chacun a la liberte de courir par les cabanes, habillez d'une faon grotesque ; hommes & femmes, proposant par signes ou en chantant, en termes enigmatiques & obscurs, ce qu'ils ont desire en songe, que chacun tasche de decouvrir, offrant la chose devinee, pour precieuse qu'elle puisse estre, faisant gloire de paroistre liberal en cette occasion. » (Claude Dablon, Relations des Jésuites 55, 1671, p. 60)

4 commentaires:

  1. Pas sûr de comprendre pourquoi le surplus ne peut pas être stocké ou vendu? Pourquoi la solution par défaut est-elle le don et pas le commerce?

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    1. Question essentielle, et loin d'être facile. Pour être sûr de ne pas partir sur une fausse piste : la posez-vous pour l'ensemble des sociétés du monde II (suite u raisonnement d'A.Testart) ou plus spécifiquement, pour les Iroquois, dont traite ce billet plus particulièrement ? Il me semble que la première option est la bonne, mais j'aimerais votre confirmation.
      Cordialement

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  2. Je pensais au cas spécifiquement iroquois.

    Les questions comme le rachat des captifs, les échanges de nourriture en cas d'abondance/disette, les transferts au long court de marchandises comme les silex, les meules et les coquillages, tout cela semble aller naturellement de pair avec un commerce, une accumulation... Evidemment la relativement faible densité de la population ne devait pas faciliter les transactions, mais l'absence complète de commerce me semble dure à avaler.

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    1. Il y a malentendu : les Iroquois n'ignoraient pas sinon le commerce, du moins les échanges extérieurs. Je l'écris d'ailleurs explicitement à propos des wampums, leurs colliers et ceintures fabriqués à partir de coquillages dits « porcelaine » qui étaient nécessairement importés, les Iroquois vivant assez loin de l'océan. Mais les articles échangés avec d'autres tribus ne s'arrêtaient pas là. Selon Lafitau, « Ce sont [aussi] des fourrures, des robbes, du tabac, des nattes, des canots, des ouvrages en poil d'orignal, de porc-épic, de Bœuf sauvage, des licts de cotton, des ustanciles de ménage, des calumets ».

      Mais échanges et accumulation, ce n'est pas la même chose. Bien sûr, si l'on entend par accumuler le simple fait de conserver des choses pour un usage ultérieur, toutes les sociétés « accumulent ». Mais alors le mot ne veut plus dire grand chose. L'idée fondamentale, c'est que ce commerce, d'une part, était limité aux échanges extérieurs : au sein des tribus iroquoises, on n'échangeait pour ainsi dire rien car sans division du travail, pas d'échanges. D'autre part, les « profits » issus de ce commerce ne pouvaient guère être réinvestis dans la production. La terre n'était pas à vendre, pas plus que d'autres éventuels moyens de production. C'est cela, la raison fondamentale qui faisait que ce « surplus » (un mot à manier avec précautions) ne pouvait trouver d'autre utilisation que d'être gaspillé — du point de vue économique, car socialement, sa consommation rapportait du prestige.

      Bien à vous

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