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Trois naufragés australiens de plus !

Des Aborigènes à la pêche, XIXe siècle, région de Brisbane
Avec Narcisse Pelletier, William Buckley et James Morrill, je pensais avoir fait le tour des Blancs qui, s'étant retrouvés isolés parmi les Aborigènes, avaient partagé leur existence et avaient ensuite témoigné sur celle-ci. Or, cette liste vient de s'allonger avec le trio formé par Thomas Pamphlett, John Finnegan et Richard Parsons. En 1823, ces trois condamnés dérivèrent depuis la région de Sydney à bord de leur canot pour échouer sur l'île de Moreton, dans le Queensland. Recueillis par les Aborigènes, ils restèrent sept mois parmi eux avant d'être secourus par l'explorateur John Oxley, qui était précisément à la recherche d'un lieu pour établir une nouvelle colonie pénitentiaire — celle-ci, la future Brisbane, fut installée face à l'île de Moreton, en partie sur les indications de Pamphlett.

Pour parachever l'ironie de l'histoire, Pamphlett fut à nouveau condamné pour vol un an et demi plus tard et incarcéré... dans l'établissement qu'il avait contribué à fonder.

Le récit des naufragés, recueilli par un des membres de l'équipage, John Uniacke, contient en particulier un témoignage d'une grande qualité à propos d'un affrontement entre tribus auquel Finnegan avait assisté seulement deux jours plus tôt. En voici une traduction :

« Les indigènes de la rivière pierre-ponce ayant un différent avec une autre tribu, distante de 40 kilomètres au sud-ouest, ils s'apprêtaient à la visiter afin de le régler ; et comme je vivais avec le chef de la tribu de la rivière pierre-ponce, il insista pour m'emmener avec lui. Nous partîmes donc au petit matin, parcourant 15 à 20 kilomètres chaque jour. Notre groupe était formé de dix hommes, huit ou neuf femmes, et quatorze enfants, le roi (sic), son fils et moi-même. Les hommes portaient les filets, et les femmes étaient chargées des racines de fougères, etc. Tous, hommes et femmes, était armés de lances. Le troisième jour nous fîmes halte, et les hommes partirent pêcher. Après un repas roboratif, ils commencèrent à se peindre et à se décorer de plumes. Le roi lui-même me recouvrit de charbon et de cire d'abeille ; et, quand tous furent ainsi prêts, nous reprîmes notre chemin, et en peu de temps atteignîmes un ensemble de huttes qui avaient été édifiées pour l'occasion.

Elles étaient si nombreuses que je pouvais à peine les compter ; et il s'avéra que chaque tribu (car beaucoup de tribus s'étaient assemblées pour assister au combat) possédait ses propres huttes. Parvenus à une faible distance du campement, nous nous assîmes tous ; et dès que notre présence fut remarquée, la multitude assemblée commença à crier, et immédiatement mes compagnons furent accueillis par plusieurs de leurs amis, et tous commencèrent à pleurer piteusement. Peu après, le chef de la tribu sur le territoire de laquelle nous nous trouvions vint à nous, et après avoir conversé quelques temps avec notre chef, il désigna un endroit où nous pouvions construire des huttes pour notre usage. Les femmes de notre groupe se mirent immédiatement à la tâche, et en moins de deux heures avaient achevé cinq à six huttes confortables, dans lesquelles nous nous reposâmes tous cette nuit-là.

Le matin suivant, une troupe nombreuse, qui comptait notre chef et plusieurs de ses hommes, s'en alla chasser le kangourou. Elle n'eut cependant guère de succès, n'attrapant qu'une seule bête de bonne taille. Cependant, on me donna un gros morceau du quartier arrière, qu'on me fit manger avec beaucoup de cœur ; et j'observerai ici qu'en toute circonstance, qu'ils aient beaucoup ou peu, les indigènes m'ont toujours donné autant que je pouvais manger. Le même soir, au coucher du soleil, l'ensemble du groupe, portant des torches, s'éloigna de deux ou trois kilomètres afin de gagner le lieu où la bataille devait se dérouler le lendemain, le chef me laissant dans la hutte avec sa femme et ses deux enfants. Il revint cependant plus tard dans la nuit, car je le trouvai dans mon dos lorsque je m'éveillai le matin.

Le lendemain, après le déjeuner, on entreprit de nouveau la cérémonie des peintures, et nous marchâmes en ligne régulière, notre tribu ayant été rejointe par plusieurs étrangers qui semblaient tous se réjouir que je les accompagne. Nous parvînmes rapidement sur un terrain plat, dans lequel avait été creusé une fosse circulaire d'environ douze mètres de diamètre. J'étais maintenant laissé aux soins de la femme du chef, à peu de distance de cette fosse ; mais désireux d'assister au combat, je m'en approchai. Elle me suivit cependant, m'appelant et pleurant ; ce sur quoi l'un des hommes de la tribu vint à moi et, me prenant par la main, m'emmena jusqu'à la fosse. Là, je vis deux femmes, dont l'une de ma tribu, qui combattaient furieusement avec des bâtons. La bataille, cependant, ne dura pas longtemps, car elle était tout à fait sérieuse ; et en cinq minutes, leurs têtes, leurs bras, etc. étant affreusement coupés et enflés, notre femme fut déclarée vainqueur, son adversaire n'étant plus en état de l'affronter. La victoire fut annoncée par un grand cri de toutes les parties en présence, et les amazones furent immédiatement emmenées par leurs amis respectifs.

L'homme qui m'avait emmené à la fosse continuait de me tenir la main, et je remarquait que tout son corps tremblait comme une feuille. La femme du chef revint alors vers moi, et entreprit par tous les moyens en son pouvoir de m'éloigner ; voyant que je refusais, elle alla chercher son mari, qui arriva immédiatement, et me confisquant ma lance, m'expulsa de la foule. Il avisa alors quelques chefs autour de moi, me désignant à eux. Cela les fit beaucoup parler et rire, en vertu de ma couleur et de mon apparence. Le roi s'adressa ensuite longuement à eux, leur demandant apparemment de ne me faire aucun mal, et ils me firent comprendre par signes qu'ils n'en avaient pas l'intention. Je fus remis une fois de plus à la femme du chef, qui me ramena à l'endroit où je me trouvais précédemment. Je possédais toutefois une bonne vue sur la fosse, autour de laquelle la foule demeurait.

Je m'aperçus que, tandis que j'étais occupé avec les chefs, un autre combat avait commencé dans la fosse, car je voyais à présent un homme porté par ses amis, qui étaient de notre tribu, dont le flanc saignait abondamment suite à une blessure de lance. Il fut amené là où je me trouvais, et placé sur les genoux de deux hommes, tandis qu'on le recouvrait de peaux de kangourou ; les hommes, les femmes et enfants hurlaient et se lamentaient, à la façon des anciens Irlandais. Ils lui donnaient de l'eau de temps à autre, mais sa blessure était manifestement fatale, et il expira en moins d'une heure. La femme du chef m'éloigna alors un peu, et le groupe commença à l'écorcher ; mais de l'endroit où je me trouvais, je ne pouvais voir de quelle manière ils y parvenaient.

Dans le même temps, deux hommes de plus avaient pénétré la fosse de combat ; là, il n'est pas inutile d'observer qu'avant chaque affrontement, on accomplissait la même cérémonie que celle décrite par Thomas Pamphlet lors du celui auquel il a assisté. Le troisième combat avait à présent commencé, tandis que les membres de notre groupe avait entrepris d'écorcher leur camarade décédé ; lorsqu'un gigantesque cri révéla que quelque chose d'imprévu s'était passé dans la fosse. J'appris ensuite que les spectateurs avaient estimé que le combat n'avait pas été régulier. Sur ce, la foule se retira de la fosse ; et notre groupe, accompagné des tribus avec lesquelles il était en termes amicaux, forma une ligne, tandis que ses adversaires faisaient de même face à lui.

La bataille devint alors générale. Dans chaque ligne, certains s'avançaient et, ayant jeté leurs lances, reprenaient place dans la ligne, à la manière de l'infanterie légère. D'autres se postaient derrière les arbres, et là, guettaient une occasion de projeter leur lance avec davantage de résultat. Le combat se poursuivit ainsi durant deux heures, durant lesquelles beaucoup se retirèrent des lignes sérieusement blessés, et un autre membre de notre groupe fut tué. Combien perdirent la vie dans le camp adverse, je n'ai aucun moyen de le savoir.

Affrontement entre tribus dans la région de Brisbane, 1854, artiste inconnu

Notre groupe commença à se retirer, et voyant cela, les femmes et les enfants avec lesquels je me trouvais me faire signe de les accompagner ; et à l'exception de ceux qui étaient occupés à écorcher le cadavre, nous partîmes. Incapable cependant de courir aussi vit que les autres, je me retrouvai bientôt au beau milieu de nos adversaires qui, en dépit de mes craintes, ne s'en prirent toutefois pas à moi, se contentant de rire et de me désigner alors qu'ils passaient devant moi, montrant les mêmes signes d'étonnement que les chefs dans la matinée. Je retournai alors aux huttes que nous avions quittées le matin, mais n'y trouvai personne. Cependant, je m'assis près du feu, et durant l'après-midi, ils commencèrent à rentrer les uns après les autres.

Juste avant la nuit, je vis approcher une grande foule qui (semblait-il) portait les corps des deux hommes qui avaient été tués. Ils les posèrent à une vingtaine de mètres des huttes, et commencèrent à se lamenter abondamment. Le premier corps était totalement écorché, mais ils n'avaient pas encore eu le temps d'en faire de même pour l'autre. Je tentais de m'approcher, mais en fus immédiatement empêché par tous, et obligé de retourner vers le feu. Peu après, le chef et sa femme revinrent, et tout de suite commencèrent à emballer leurs filets, etc. pour partir. On alluma deux grands feux là où reposaient les cadavres, feux dans lesquels, à en juger tant par le bruit que par l'odeur agressive, ils furent tous deux consumés. Immédiatement après cela, tout notre groupe leva le camp ; et après avoir parcouru un kilomètre, nous fîmes halte pour la nuit.

Très tôt le lendemain matin, nous partîmes de nouveau, et voyageâmes tout le jour avec empressement, sans faire halte ni manger quoi que ce soit. Parmi notre groupe, quatre femmes et trois hommes étaient blessés, ces derniers sérieusement. Ils parvinrent néanmoins, quoique à grand peine, à ne pas être distancés. Pendant cette journée de marche, j'avais observé deux hommes, l'un d'eux appartenant à notre tribu et l'autre à une tribu amie, qui portaient chacun quelque chose sur leurs épaules, mais qui n'empruntaient pas le même chemin que nous, marchant dans le bush à quelque distance. Curieux de savoir ce qu'ils transportaient, je tentais plusieurs fois d'aller vers eux ; mais sitôt qu'on me voyait faire, on me ramenait infailliblement vers les autres, qui me faisaient signe de ne pas les approcher. Ce jour-là, nous parcourûmes environ douze à quinze kilomètres et, en soirée, parvînmes au bord d'un vaste marais où nous nous arrêtâmes, et les femmes érigèrent aussitôt des huttes, et durent après quérir des racines de fougères pour tout le monde, les hommes ne procurant jamais rien d 'autre que du poisson et du gibier.

Je logeai comme d'habitude avec le chef, non loin de la hutte des hommes que j'avais vu porter leurs fardeaux ; je tentai à nouveau de les approcher, mais en fus (comme précédemment) empêché. Nous demeurâmes là deux jours, durant lesquels on entretint constamment un grand feu sous les arbres où étaient pendus les mystérieux paquets. L'après-midi du second jour, je tentai à nouveau de découvrir en quoi ils consistaient, bien que je suspectasse qu'il s'agissait des peaux des deux hommes qui avaient été tués. Le vieux chef, en me voyant m'en approcher, me courut après, me criant de revenir; mais je persistai, et enfin atteignis l'endroit. Je vis alors que ma conjecture était la bonne : les deux peaux étaient chacune étendues sur quatre lances, et séchaient au feu. La peau de la tête était fendue en deux, et pendait avec les cheveux attachés à elle. Les plantes de pieds et les paumes des mains pendaient également, les ongles encore fermement reliés à la peau. Plusieurs hommes et femmes étaient assis autour du feu sous les peaux, et m'invitèrent à prendre place, ce que je fis. Ils me donnèrent alors de la peau de kangourou pour décorer mes bras et ma tête, et semblaient vouloir que je chante avec eux ; mais lorsque je fis signe qu'il n'était pas convenable de faire ainsi alors que les restes de nos amis n'étaient pas enterrés, ils parurent surpris, et me firent ensuite comprendre par signes qu'ils étaient ravis de mon refus. Après que je fus assis avec eux durant environ une demi-heure, la femme du chef vint et me ramena à la hutte.

Peu après, tous les hommes se vêtirent de peaux de kangourous, et l'un d'eux d'une vieille veste usée qui m'appartenait, et avec une ou deux femmes, tinrent conciliabule autour du feu, chaque personne tenant une torche en main. Après avoir conversé durant une demi-heure, deux personnes quittèrent le groupe et, ayant décroché les peaux, partirent dans le bush à toute allure ; les autres suivirent, criant et faisant beaucoup de bruit. Après cela, je ne vis plus rien des peaux, et ne sais ce qu'il est advenu d'elles. Environ trois quarts d'heure plus tard, le groupe revint ; et l'homme qui avais pris ma vieille veste me la rendit. Le matin suivant, nous retournâmes à la rivière pierre-ponce par le même chemin que nous avions pris pour parvenir au lieu du combat, et les indigènes reprirent leurs occupations habituelles, pèche et chasse, comme si rien ne s'était passé. »

Texte figurant dans Barron Field (ed), Geographical Memoirs of New South Wales, 1825, p. 67-77.


1 commentaire:

  1. Je tombe à l'instant sur la version numérisée de l'édition française de ce texte (1925 tout de même !) qu'on pourra donc savourer dans une autre traduction, et en version complète.

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